Édition #68

Décembre 2024

François Pratte

Les directeurs du réseau des Caisses Desjardins sont déjà sensibilisés à la notion de bienveillance et l’appliquent dans leurs relations avec leurs collègues et employés. Néanmoins, les organisations qu’ils dirigent doivent atteindre des objectifs précis. Elles ont une obligation de résultat. Une fois appliquées les bonnes méthodes en matière de relations humaines dans un contexte de travail à distance, comment évaluer la performance attendue des employés ? Quels outils sont mis à la disposition des gestionnaires ? Quelles sont les meilleures pratiques ?

Pour discuter de ces questions, nous avons invité en septembre deux expertes de la question autour d’une table virtuelle : Joëlle Carpentier, professeure à l’École des sciences de la gestion à l’UQAM, chercheuse et spécialiste en formation de leaders, et Julie Charpentier, directrice de la croissance et de la stratégie de développement au Groupe CFC, et responsable de la formation « Surmonter les défis de gestion à distance ». Étaient également présents lors de cette rencontre : Martin Levac, directeur général de la Caisse Desjardins du Réseau de la santé, Karine Oscarson, directrice générale de l’ADGC, Maritchou Plamondon, responsable des communications et de la relation avec les membres, et François Pratte, rédacteur en chef de Leader.

Des employés en télétravail

Le télétravail n’est pas nouveau pour plusieurs employés de la Caisse Desjardins du Réseau de la santé. Toutefois, selon son directeur général, Martin Levac, tous ont le même défi à relever : celui de la mobilisation. « Dans un contexte de caisse, dit-il, nous avons des profils d’employés qui doivent faire beaucoup de travail relationnel auprès des membres de la Caisse. Souvent, ils sont même extravertis, c’est dans leur nature. Conséquemment, lorsqu’ils sont confinés à la maison, dans un espace où ils se retrouvent souvent seuls, ils ne sont pas dans leur élément naturel. De plus, la pandémie limite leurs déplacements ou même les empêche de sortir de leur zone pour aller visiter des membres de leur famille. »

Pour lui comme pour tous ses collègues, il y a eu un « avant » et un « après » COVID-19, mais le télétravail est là pour de bon. Les gestionnaires doivent donc trouver des façons d’entretenir la mobilisation et la motivation au sein de leurs équipes.

Selon Julie Charpentier, ce défi de la reconnaissance et de l’engagement des travailleurs à distance est présent, et la crise sanitaire a fait en sorte que des gens ont perdu leurs repères. « Dans un contexte semblable, dit-elle, on doit faire preuve d’une gestion bienveillante en veillant à garder une proximité avec les employés et en s’assurant de comprendre leurs besoins de base afin qu’ils accomplissent bien leurs tâches, dans les meilleures conditions possible. Par exemple, sont-ils outillés correctement ? Leur espace de travail peut-il être amélioré ? »

Elle enchaîne en disant que même sur le plan des tâches et des responsabilités, la pandémie apporte sans doute des changements. Par conséquent, les gestionnaires des équipes, tout comme les employés, devraient en tenir compte dans leurs attentes.

Esprit de communauté

Julie suggère de mettre l’accent sur l’esprit de communauté au sein des équipes afin de favoriser les échanges, tant formels qu’informels. Les discussions, même si elles ne portent pas chaque fois sur des sujets directement liés à Desjardins ou au travail, resserrent les liens, « comme celles qui se font pendant les pauses ou autour de la machine à café ».

Contrer la distance psychologique est peut-être le plus gros défi à relever dans un contexte de distance physique, et les rencontres informelles, même de manière virtuelle, sont un bon moyen d’en atténuer les effets.

La définition des rôles et des attentes

Selon Joëlle Carpentier, lorsque l’employé est invité à participer à la définition de son rôle et de ses tâches, son autonomie se voit renforcée. Pour l’aider dans sa démarche, son gestionnaire pourrait lui poser une question comme celle-ci : « Quelles sont tes attentes envers ton équipe et ton employeur ? » Ou encore : « Quels sont tes objectifs ? » Par ailleurs, dans un contexte très particulier comme celui de la pandémie, il pourrait privilégier les questions suivantes : « Quelles sont tes priorités de travail actuellement, compte tenu des changements? As-tu des idées pour toi et pour l’équipe ? »

Éloignement physique, présence à l’écran.

Au fil des années, les regroupements de caisses ont entraîné la prolifération de centres de services éloignés du siège social. La Caisse Desjardins du Réseau de la santé, par exemple — une caisse de groupe — en compte une vingtaine, répartis un peu partout sur le territoire québécois. Son directeur général n’a évidemment pas le temps de rencontrer individuellement chaque employé. Comment gère-t-il tout ça ?

« Depuis des années, nous dit-il, j’anime une rencontre virtuelle tous les mois. On oblige alors les gens à se montrer le visage parce que je trouve important que tout le monde se voie, et constate si chacun est bien, en bonne santé mentale et physique. Il ne faut pas oublier que nous sommes tous des humains. Les gestionnaires organisent aussi, au moins une fois par semaine, des caucus avec leurs équipes. Enfin, chacun d’eux effectue des rencontres individuelles, soit de coaching ou de supervision. La fréquence de la communication est primordiale pour tous au sein de la Caisse, tant pour les gestionnaires que pour les employés. Et c’est bidirectionnel. Chaque gestionnaire doit se rendre disponible quand un employé a besoin de lui parler. »

La communication bidirectionnelle

La communication bidirectionnelle est effectivement un élément super important de la gestion de la performance, ajoute Joëlle, et tout particulièrement dans un contexte de télétravail : « Même si les employés sont séparés par la distance, ils font tous partie d’un groupe, ce qui réduit le nombre d’unités. Si la communication part d’en haut, descend et remonte, elle demeure bidirectionnelle. On n’est pas obligé de parler d’un à un. On parle à des groupes. Mais il est toujours possible de créer des sous-groupes. »

Nouvelle organisation du travail

Dans un contexte de travail à distance, c’est toute l’organisation du travail qui change. Tout d’abord, comme le souligne Julie, la situation de mouvance fait en sorte que les gestionnaires sont amenés à intervenir et à revoir la vision de l’organisation à différents niveaux. Un travail doit donc se faire d’un point de vue plus stratégique. Et le gestionnaire lui-même, en fonction du contexte, doit s’approprier de nouvelles méthodologies de travail et même des outils technologiques. Elle est d’ailleurs convaincue que la communication au sein de l’organisation ne doit pas reposer uniquement sur les épaules des gestionnaires : « Lorsque les employés sont encouragés à établir des rituels de communication entre eux, ils créent des sous-réseaux, que ce soit pour des projets particuliers ou leurs activités quotidiennes. »

Des employés se révèlent

Dans un contexte de gestion à distance, le profil des employés et des gestionnaires prend toute son importance, selon Martin. Peut-on imaginer que certains employés se révèlent à travers un contexte de travail à distance, et qu’ils démontrent des talents cachés ? « Lors des entrevues, dit-il, lorsqu’on demande aux employés comment ils voient leur relation avec leur gestionnaire, 99 % d’entre eux désirent avoir une bonne relation avec lui, sentir qu’il leur fait confiance, et surtout, ils ne veulent pas avoir quelqu’un qui les supervise tout le temps. Par contre, en mode de gestion à distance, on constate qu’un bon nombre d’employés préféreraient avoir une gestion rapprochée. Ils se sentent démunis. Cependant, il y en a d’autres qui, au contraire, se développent et trouvent que l’autonomie, c’est génial. »

L’humeur à distance

Dans le décor traditionnel de travail au bureau, les interactions sont nombreuses entre tous. Si une personne, peu importe la position qu’elle occupe, n’est pas dans son assiette, ou au contraire, qu’elle est dans une forme du tonnerre, ses collègues peuvent le constater. Cela influe notamment sur l’atmosphère de travail. Dans un contexte de travail à distance, où chacun est à l’œuvre chez soi, l’employé qui a le moral à plat ou qui manque de motivation ne prendra pas nécessairement le téléphone pour se confier à son gestionnaire. Lors d’une rencontre d’équipe, même en visioconférence, on ne voit pas tout. Comment fait-on pour lire entre les lignes ou pour détecter des malaises s’il y a lieu ?

Selon Joëlle, c’est d’abord une question de présence, même à distance. Les contacts réguliers sont donc importants, ainsi que la communication ouverte et la pleine attention, tout cela avec sincérité et authenticité. Toutefois, il ne lui semble pas nécessaire de multiplier les rencontres, car chacun est conscient des limites imposées par la distanciation physique. « Cela dit, précise-t-elle, le gestionnaire devrait mentionner aux employés que sa porte est ouverte pour de vrai et en tout temps : il répond au téléphone ou prend ses messages régulièrement, et il lit ses courriels. De plus, il pourrait encourager les employés des différents sous-groupes ou sous-réseaux à prendre soin les uns des autres, et à porter attention aux signes de détresse s’il y a lieu. »

Bien que d’accord avec Joëlle lorsqu’elle parle d’entraide dans le groupe, Julie croit que c’est le gestionnaire qui donne le ton. On en revient alors au temps à consacrer à chaque personne, même si c’est simplement pour discuter. Ces moments précieux favorisent une relation de confiance et normalisent une situation perturbante qui, au départ, n’a rien de banal.

Objectifs concrets et obligation de résultat

Une fois qu’on a appliqué les bonnes pratiques en matière de relations humaines dans un contexte de travail à distance, comment évaluer la performance attendue des employés ? Quels outils sont mis à la disposition des gestionnaires ? Quelles sont les meilleures pratiques ?

Dans le contexte actuel, Joëlle croit qu’il est plus pertinent de mettre l’accent sur le soutien de la performance plutôt que sur l’évaluation de la performance. Après tout, les outils de mesure existent déjà. Les objectifs sont chiffrés, les résultats aussi. Ce qui est plus difficile pour les gestionnaires, de son point de vue, est de réussir à soutenir la performance à distance : « En établissant des conversations régulières, on risque moins d’engendrer la “grosse” intervention. »  

Ces conversations, à son avis, sont autant d’occasions de faire le point sur les objectifs, sur les difficultés rencontrées s’il y a lieu, ainsi que sur les moyens de corriger le tir au besoin. L’employé souhaite-t-il obtenir des outils supplémentaires ? Le gestionnaire pourrait-il lui offrir une aide concrète, de nouveaux moyens afin que l’organisation ou que lui-même atteigne ses objectifs ? Jusqu’à quel point le contexte de la pandémie a-t-il affecté ses performances ? Qu’est-ce qui peut (ou pas) être changé ? Elle suggère aussi d’adopter le mode de résolution de problème : « On avait tel objectif, mais on a telle situation. Si une ressource a changé, on fait quoi pour atteindre l’objectif ? »

Miser sur les forces

Selon Joëlle, lors d’un changement important comme celui qu’ils vivent pendant la pandémie, les employés ont tendance à décrire leur situation en termes de pertes. Pour motiver un employé, le gestionnaire peut donc l’aider à se construire sur ses forces : « Parmi tes forces, lesquelles t’aideront dans le contexte actuel ? » Ainsi, nous dit Joëlle, plutôt que de dire à un employé qu’il pourrait améliorer ceci ou cela, le gestionnaire lui rappelle que les forces qu’il a en lui ne sont pas disparues et qu’il peut en faire profiter par l’ensemble de l’organisation. Plutôt que de se concentrer sur l’évaluation, le gestionnaire focalise donc sur le soutien à la performance au quotidien. Le bon feedback de la part des gestionnaires est plus nécessaire que jamais.

La mesure de la performance

Dans un centre d’appels comme Accès D de Desjardins, il existe des outils de mesure très concrets de la performance des employés : le nombre et la durée des appels, le taux de satisfaction de la clientèle, et ainsi de suite. Existe-t-il des indicateurs tangibles pour mesurer la performance ou l’efficacité d’employés de caisses qui travaillent à domicile ? Comment peut-on mesurer la communication et ses résultats ?

Pour certains, un employé performant est celui qui arrive à neuf heures le matin et qui quitte le bureau à dix-sept heures. Mais ce contrôle des heures ne peut s’effectuer sur les employés en télétravail. « Si l’employé préfère travailler de onze heures à dix-neuf heures, est-ce grave pour le gestionnaire ? », demande Martin.


Il répond lui-même à sa question : « Chez nous, on s’est clairement positionné en se disant qu’on gérait des résultats et des plaintes. Si l’employé est absent, des membres se plaignent, mais des collègues aussi. Mais pour le reste, c’est surtout dans la cour des employés. À partir du moment où ils gèrent leur horaire, s’ils ont envie de sortir prendre l’air au milieu de l’après-midi, c’est leur affaire. »

Cette question de la mesure est hyper importante, selon lui, parce qu’elle touche à la définition même de la performance : « Au début de la pandémie et du confinement, des gestionnaires se demandaient comment ils sauraient que les employés allaient vraiment travailler trente-cinq ou quarante heures par semaine en restant à domicile. À ce moment-là, on s’est demandé si c’était vraiment si important. Après tout, les employés passent sans doute plus de temps encore devant l’écran de leur ordinateur en incluant l’utilisation qu’ils en font pour leurs affaires personnelles. »

En fait, il s’est rendu compte qu’en général, les employés de la Caisse sont très performants en travaillant à distance, même s’ils sont dans le même environnement que le soir et les week-ends : à la maison. C’est le lieu même où, en période de pandémie et de confinement, ils risquent de passer leurs vacances. Et ces vacances, selon lui, ses employés doivent les prendre. Elles sont essentielles à leur santé physique et mentale… et à leur performance au travail.

L’autonomie

Joëlle croit que la meilleure combinaison travail-autonomie est de définir une structure claire. Si les attentes et objectifs du gestionnaire sont exprimés clairement, le travail sera plus facile pour l’employé et il pourra s’appuyer avec confiance, sur du solide, pour organiser ses journées, notamment en fonction de sa situation familiale.

Vers un modèle hybride ?

De plus en plus d’organisations semblent adopter un modèle hybride : des employés en télétravail, d’autres au bureau, et certains à mi-temps au bureau et à mi-temps à domicile. « La société tout entière se dirige-t-elle vers l’adoption du modèle hybride ? », se demande Martin.

Julie le croit, et ce sera, selon, elle, un défi supplémentaire à relever, tant pour les gestionnaires que pour les employés. Elle ajoute : « Mais au cours des derniers mois, tout le monde a évolué, notamment les gestionnaires avec leurs outils communicationnels, mais l’important sera de le faire vivre concrètement et de s’assurer que tout le volet informel qui peut se passer au bureau tienne dans la boucle les personnes qui travaillent à distance. »

De son côté, Joëlle rappelle que dans tout modèle, il est essentiel de ne jamais perdre de vue les trois besoins fondamentaux de tout employé : compétence, affiliation et autonomie. Sa conclusion : « Repensons aux moyens que nous allons adopter pour optimiser la performance des êtres humains en gardant en tête qu’ils désirent être meilleurs et se sentir compétents. »

Conclusion

La crise sanitaire a provoqué des réflexions profondes qui ont conduit les leaders à tirer parti de la situation, à en tirer des leçons et, finalement, à devenir meilleurs parce que les circonstances les ont encouragés à se réinventer, à voir — et à vivre — des modèles d’organisation qui relevaient encore de la théorie il y a un an. Il y a un siècle.

Cinq piliers de la gestion à distance

Dans un contexte où l’on doit revoir les façons de faire, peut-on s’attendre à la même performance de la part de chacun ? La réponse est probablement non. Il est donc recommandé d’accepter la courbe d’apprentissage, l’adaptation et le temps de développement de compétences. Revoir globalement les attentes dans le contexte de pandémie et de télétravail, plutôt qu’à la pièce, est la clé. Voici cinq piliers de la gestion à distance selon Julie Charpentier.

1— Agir avec discernement avec son équipe dans le contexte de la pandémie. Amener un sentiment de sécurité, gérer le stress.

2— Mobiliser ses employés afin qu’ils développent un sentiment d’appartenance. Cela inclut des incitatifs à la participation, mais également le droit à la déconnexion.

3— Optimiser les communications et la posture de leader. Comment donner du sens en incertitude ? Comment s’assurer que les gens comprennent ce qu’ils ont à faire dans le contexte à distance ? Favoriser les échanges informels et prendre du temps.

4— Gérer autrement et donner plus de place au pouvoir d’agir. Revoir les façons de faire et les rôles. Favoriser l’approche par résultat au détriment de l’approche par contrôle. Utiliser les forces pour responsabiliser les employés et déléguer.  

5— Revoir son positionnement. Prendre du recul comme gestionnaire.

Quelques pistes pour les gestionnaires

  • Agendas ouverts et partagés. 
  • Journal d’équipe, SCRUM meeting. 
  • Évaluation du savoir-être et collaboration : présence aux rencontres, activation des caméras, proactivité, proposition d’aide aux collègues dans le besoin.
  • Approche par livrable : paramètres, temps de livraison, résultat.

Pour plus de détails sur la formation « Gérer son équipe à distance » de Groupe CFC, voici l’adresse : https://groupecfc.com/formation/gerer-son-equipe-a-distance-en-classe-virtuelle/

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Trois besoins à satisfaire

La recherche démontre que de façon innée et universelle, tout employé a trois grands besoins psychologiques à satisfaire : besoin de compétence ; besoin d’affiliation ; besoin d’autonomie. Joëlle Carpentier est tout à fait convaincue que répondre adéquatement à ces trois besoins est la « recette magique » pour composer efficacement avec toutes les situations au sein d’une organisation.

Besoin de compétence : le gestionnaire a tout intérêt à outiller convenablement son employé afin que celui-ci soit et se sente à la hauteur de ses compétences, et accomplisse ses tâches le mieux possible. Et cela, même s’il travaille à domicile, même si ses ressources habituelles ne sont plus à sa portée.

Besoin d’affiliation : puisque la personne qui travaille à distance appartient à un réseau, le gestionnaire est encouragé à lui tendre des perches, à lui donner des signes de sa présence et de sa disponibilité.

Besoin d’autonomie : il est important de reconnaître que l’employé a besoin d’être en contrôle de son environnement, un lieu dans lequel il se sent bien et qui est cohérent avec ses valeurs.

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