
Entretien avec Catherine Émond et Claude Riverin.
Préparer son retour vers un monde transformé
François Pratte
Certains employés explorent la possibilité de faire du télétravail de manière permanente, même au lendemain de la crise sanitaire. Si cela se produit, la dynamique interne de nos organisations s’en trouvera sensiblement modifiée. De nouvelles façons de travailler verront-elles le jour ? Quelle sera la prochaine « normalité » ? Et au retour du confinement généralisé, quels devraient être les premiers gestes des leaders de nos organisations ?
Le 5 mai dernier, nous nous sommes entretenus avec deux experts sur le sujet : Catherine Émond et Claude Riverin. Voici un compte rendu de la rencontre.
(Les propos ont été condensés et édités pour plus de clarté.)
LEADER : Nous ne vous demanderons pas de jouer les devins aujourd’hui, mais il y aura un après-pandémie. Comment les organisations devraient-elles s’y préparer ?
CLAUDE RIVERIN : « Il n’y a rien de plus inefficace que de bien faire une chose inutile », dit-on parfois. Au lendemain de la pandémie, il y aura un « après » immédiat : le court terme. Ce sera le redémarrage des organisations. La chose la plus importante pour chacune sera de s’occuper de ses fondamentaux, dont les employés. Ces gens-là auront vécu plusieurs changements pendant des mois, tant au niveau de l’organisation du travail que dans leur vie familiale. De plus, dans la courbe de gestion du changement, ils ne seront pas tous à la même étape. Certains, en confiance, les yeux rivés sur l’avenir, seront déjà à la phase de la sortie. Mais d’autres seront encore au stade de la colère et de la difficulté d’accepter le changement. Pour être capable d’accueillir les employés à court terme, il sera important de les rassurer et de voir à quelle phase se trouvera chacun d’eux, et de prendre en considération les changements dans leur environnement immédiat. La distanciation physique, par exemple, ou d’autres changements organisationnels. Certains collègues ne seront plus à l’emploi de la caisse, d’autres continueront de travailler à distance. Une réorganisation du personnel pourrait donc avoir lieu.
S’occuper des employés devrait donc être la priorité ?
CR : Oui, les organisations devront faire preuve de bienveillance à l’égard de leur personnel. Car, quelles que soient les stratégies qu’on met en place, les gens sont essentiels à leur réalisation. Il faudra réintégrer les employés en fonction des outils et des processus qu’on se sera donnés, en tenant compte du fait que certains travailleront désormais à distance.
Ceux-là seront peut-être nombreux.
CR : Pendant le confinement, plusieurs directeurs et gestionnaires ont probablement découvert en eux-mêmes la capacité d’établir des contacts de très grande proximité avec leurs employés, même en mode virtuel. D’autres, moins à l’aise avec les nouveaux outils technologiques comme Zoom et Skype, ont dû apprendre à les maîtriser. Il deviendra nécessaire d’habiliter les gens à s’en servir, car ces applications sont appelées à prendre une place grandissante dans nos vies et dans les milieux de travail.
Vous nous parlez des mesures à court terme, mais qu’en sera-t-il du moyen et du long terme ?
CR : Avant, lorsqu’une organisation préparait sa planification à court terme, elle parlait d’une période d’une année ; aujourd’hui, ça représente trois ou quatre mois. Le moyen terme s’échelonnait sur deux ou trois ans ; aujourd’hui, c’est douze à dix-huit mois. Quant au long terme, il ne dépasse pas deux ans. La perspective a changé, mais je crois qu’il faut se permettre de regarder un peu plus loin. Notre environnement aussi a changé, et c’est là que tout se passe.
L’environnement ?
CR : L’environnement de marché. Il aura changé au lendemain de la crise sanitaire. On verra apparaître de nouvelles menaces concurrentielles qui n’étaient pas présentes avant la pandémie. Il y aura de nouveaux concurrents qui auront profité du moment pour saisir des opportunités.
On entend parfois qu’il faut transformer les menaces en opportunités.
CATHERINE ÉMOND : En fait, dans toute crise, il y a des opportunités. Si une entreprise est incapable d’adaptation, si elle ne s’appuie que sur le passé, elle n’est pas en mesure de voir ce qui se passe et ce qui l’entoure, ni les éléments positifs de la nouvelle conjoncture. Les opportunités lui échappent. Dans la courbe naturelle du changement à laquelle Claude faisait référence un peu plus tôt, on passe du choc à la tristesse dans un premier temps — c’est la courbe descendante —, puis on remonte la pente : on passe de la tristesse à l’acceptation, jusqu’à la sécurité et la croissance. C’est à ce moment-là qu’on est capable de voir les opportunités qui se présentent à nous en tant qu’organisation. Darwin disait que ce n’est pas l’espèce la plus forte qui survit, ni même la plus intelligente. C’est celle qui s’adapte le mieux au changement.
CR : Et l’un des principes de la Loi de la variété requise de William Ross Ashby est celui-ci : la personne qui aura le plus de choix s’adaptera le mieux. Or, quand on fait l’analyse des menaces et des opportunités, on ouvre son éventail de choix. On accroît ses compétences, ses ressources et ainsi de suite, afin de se donner une variété de possibilités, dépendamment de ce qui pourrait se produire dans son environnement.
La planification stratégique, si nous vous comprenons bien, peut être appelée à changer considérablement dans une conjoncture comme celle que nous vivons depuis la mi-mars ?
CR : Juste avant la crise sanitaire, je faisais une planification stratégique. À ce moment-là, personne ne parlait de pandémie. Personne ne prévoyait que l’économie mondiale se mettrait à off. Mais pendant la pandémie, l’un de mes clients m’a dit : Claude, il faut se rasseoir, ça va tout changer dans notre environnement. Un autre, qui œuvre dans les technologies, m’a dit qu’avant la pandémie, Amazon n’était pas son concurrent ; il se disait que le géant américain n’entrerait jamais dans son marché. Depuis la pandémie, l’entreprise de Jeff Bezos est devenue le plus gros joueur dans son marché. Il a donc dû revoir ses façons de faire. Il a la capacité de s’adapter. Ce sont deux exemples faciles, mais un grand nombre d’organisations et d’entreprises feront face à de nouveaux défis importants provoqués par la crise du coronavirus.
Les mesures de distanciation physique, selon vous, seront-elles appliquées tant et aussi longtemps que nous n’aurons pas développé de vaccins ou de médicaments efficaces contre la Covid-19 ?
CR : Je suis convaincu que la distanciation physique est là pour nous influencer pendant plusieurs années encore. Je ne crois pas que ce sera comme c’est aujourd’hui, car l’être humain est un être social qui a besoin de contacts avec les autres. Cependant, même si on revient à une certaine normale sur ce plan-là, la distanciation ouvrira la porte à beaucoup de technologies et d’automatisation. L’intelligence artificielle risque de prendre une place grandissante dans nos vies et nos organisations. Je la vois un peu comme la roue à l’époque. C’est un outil qui va aider l’humain plutôt que le menacer.
Et nous n’en sommes encore qu’au début. Mais pour certains, l’intelligence artificielle est perçue comme une menace. Pour vous, c’est une opportunité.
CR : La technologie peut être un outil incroyable pour faire de la vigie. Elle permet de voir ce qui se passe dans notre environnement économique, social, politique, et de plus en plus dans les secteurs humanitaire ou écologique.
Une chose nous semble de plus en plus évidente : au retour de la pandémie, les entreprises devront composer avec un monde métamorphosé.
CÉ : Je travaille maintenant à la maison avec deux jeunes enfants. Ma réalité a changé. Je ne peux pas faire certaines choses aujourd’hui que j’étais capable de faire avant la crise. Et après, je ne serai peut-être pas en mesure de faire ces choses-là parce qu’on ne sait pas exactement comment ça se passera pour nos jeunes. Il y a beaucoup d’inconnues. Nous aurons tous beaucoup de deuils à faire sur nos habitudes et nos façons de faire. Certains de nos repères auront disparu. Notre futur sera différent, et des entreprises devront tirer profit des apprentissages qu’elles auront eus pendant la crise, incluant les nouvelles pratiques qu’elles auront mises en place. De temporaires, elles pourront devenir permanentes si elles ont prouvé leur efficacité.
Les termes « deuil » et « bienveillance » semblent être des mots clés pour un retour réussi. Les leaders devront faire preuve de bienveillance à l’égard des employés, disiez-vous, mais eux-mêmes sont humains et sont en processus d’adaptation à une situation inédite. Ils auront sans doute besoin, eux aussi, d’une certaine bienveillance de la part des équipes avec lesquelles ils travaillent.
CR : Est-ce que tout le monde peut faire preuve de bienveillance ? Je crois que oui. Au fil des années et dans mes formations, j’ai appris une chose qui m’a marqué : les comportements humains sont toujours mus par une intention positive. Cependant, il faut distinguer la bienveillance de la compassion ou de la sympathie. La bienveillance, c’est être capable de faire preuve d’authenticité et d’honnêteté, sans porter de jugement sur l’autre, en le respectant et en reconnaissant ce qu’il vit. Au retour au travail après le confinement, cette bienveillance sera essentielle parce que les gens vivent la courbe du changement — ou la courbe du deuil — en fonction de leur histoire personnelle, de leur vécu, celui qui leur est propre. Chacun aura vécu la crise de manière différente. La bienveillance, en fait, c’est ce qui permet à la personne d’aller chercher le meilleur d’elle-même afin de pouvoir rebondir.
CÉ : D’ailleurs, le quotient émotionnel des dirigeants est de plus en plus utilisé et valorisé au sein des organisations. La capacité de bienveillance est reconnue comme un attribut de leadership.
Peut-on améliorer son quotient émotionnel ? En d’autres mots, la bienveillance est-elle innée ou apprise à votre avis ? La crise actuelle peut-elle la favoriser ?
CR : Dans le cadre du coaching que je fais auprès d’un groupe, ils passent justement des tests d’intelligence émotionnelle. Ces gens, tous très brillants, sont en processus d’avoir des postes importants. Certains d’entre eux sont plutôt perturbés en voyant les résultats de leurs tests. Le psychologue Daniel Goleman, qui a publié de nombreux ouvrages sur l’intelligence émotionnelle, dit que plusieurs études tendent à démontrer que les personnes qui ont un quotient intellectuel très élevé et un quotient émotionnel plus bas atteindront de moins bons résultats que ceux au quotient intellectuel plus bas et au quotient émotionnel élevé. Mais la bonne nouvelle, pour répondre à votre question, c’est que le quotient émotionnel, ça se travaille.
Ça se construit comment ?
CR : Tout au long de notre vie, notre historique émotionnel se construit dans notre inconscient. Il influe sur nos comportements, notre culture, nos valeurs, nos croyances. Et ces choses-là peuvent changer. On ne naît pas avec des croyances, on les apprend. On peut aussi les désapprendre si elles sont limitantes, et développer en soi des croyances facilitantes. Ça prend de l’ouverture, du courage, du travail et du temps. Ce n’est pas de la pensée magique.
Cela nous amène à la culture de l’organisation, qu’on dit faire partie de son ADN. Croyez-vous qu’elle peut évoluer, qu’on peut la modifier ?
CÉ : Ça dépendra de la vision de l’organisation et de celle qu’elle se sera donnée pour le retour à ses activités après la pandémie. Quelles pratiques auront été mises en place pendant les mois de confinement ? Lesquelles pourront être conservées ? Comment se sera-t-elle adaptée à la situation pendant la crise ? Je connais des entreprises qui ont complètement changé leurs procédures, et même leurs services. Par exemple, l’une d’elles fabriquait des bourses pour les dames ; maintenant, elle confectionne des masques et des sarraus.
CR : L’anthropologue et psychologue britannique Gregory Bateson avait observé que les animaux adaptaient leur comportement à un environnement changeant, et qu’ils développaient leurs ressources et capacités en conséquence. Par la suite, Robert Dilts, un formateur en programmation neurolinguistique, s’en est inspiré pour démontrer que tout être humain fonctionne avec des structures logiques. C’est ce qui l’a amené à créer la pyramide des niveaux logiques. Or, qu’est-ce que les humains voient et vivent depuis quelques mois ? Un environnement qui change. Quels anciens comportements ne sont plus alignés avec notre nouvel environnement ? Quels nouveaux comportements devons-nous adopter ? Comme le disait Einstein, nous ne pouvons pas résoudre un problème en restant au même niveau de réflexion que nous étions au moment où il s’est produit.
Prendre un certain recul, donc ?
CR : Si vous voulez. En fait, si notre problème est au niveau de l’environnement, nous devons d’abord remonter au niveau supérieur : celui de nos capacités, de nos ressources et de nos stratégies. C’est ce qui déterminera une modification de nos comportements. La question importante à se poser à ce moment-là sera celle-ci : seront-ils alignés sur nos croyances et nos valeurs ? S’ils ne le sont pas, ça ne fonctionnera pas.
Nous revenons à la mission de l’organisation.
CR : Si l’adaptation à la nouvelle réalité nous pousse à revoir nos croyances et nos valeurs, elle nous amène à requestionner notre mission et à lui donner peut-être un nouveau sens, ce que Catherine appelle la vision de l’entreprise.
La crise est planétaire. Tous les pays, sans exception, sont touchés. Des milliards de vies ont été bouleversées. Toutes les entreprises, toutes les organisations et tous les gouvernements devront adopter des changements, parfois en profondeur.
CR : Le monde est un grand système à l’intérieur duquel il y a de multiples sous-systèmes à l’intérieur desquels se trouvent d’autres multiples sous-systèmes. C’est donc perturbant que l’ensemble de ces systèmes soit bouleversé. Si on en déplace un morceau, tout le reste est déséquilibré. C’est dans cette conjoncture que chaque organisation doit retrouver sa place pour se reconstruire.
CÉ : C’est pour cette raison que les gestionnaires devront faire preuve de bienveillance à la reprise des activités. D’ailleurs, dans les communautés depuis le début de la crise, on sent la solidarité des uns envers les autres. L’humain a besoin de soutien. L’employé a besoin de savoir que son gestionnaire est présent et comprend la situation dans laquelle tous sont plongés.
Et chacun, sans doute, doit accepter que l’erreur soit humaine.
CÉ : On apprend par ses erreurs. Si on n’en avait pas commis dans le passé, on n’en serait pas là où nous sommes aujourd’hui. Les découvertes ou inventions sont souvent le fruit d’erreurs. Ce qui fera la force du gestionnaire, c’est la manière dont il se servira de l’erreur commise. C’est une opportunité pour apprendre. L’erreur contribue à construire l’expérience.
À retenir :
Voici quelques conseils qui pourraient vous permettre de retrouver un certain équilibre dans vos organisations au retour de la pandémie :
Commencer à repenser l’organisation avant le jour J. Dès maintenant, planifier le retour en établissant un scénario concret pour le court, le moyen et, jusqu’à un certain point, le long terme. Il faudra agir à court terme et penser à long terme.
Éviter d’établir des mesures uniformes. Tenir compte du fait que chacun a vécu la courbe du changement différemment.
Accompagner les employés. Faire preuve de bienveillance à leur égard et les écouter. La crise sanitaire a été un changement, mais la reprise d’une certaine normalité en est un aussi.
Accepter que la normalité de demain ne soit pas celle d’hier. Adapter ses capacités, ressources et stratégies en fonction du nouvel environnement.
Catherine Émond, Adm.A, CRHA, SCP — Consultante en management stratégique et coach d’affaires
Membre de l’Ordre des administrateurs agréés, de l’Ordre des conseillers en ressources humaines, de la Fédération internationale des coachs et de l’Association canadienne de la paie, Catherine Émond a eu l’occasion d’évoluer dans différents milieux. Ses expériences et ses compétences lui ont permis de développer une approche qui rejoint la philosophie de coaching basée sur un accueil chaleureux, une écoute active, un professionnalisme soutenu, et ce, toujours en lien avec les besoins de l’entreprise ou de l’organisation. LinkedIn : www.linkedin.com/in/catherineemond Facebook : www.facebook.com/catherineemondcrha
Claude Riverin, MBA, CRHA, Adm.A., PCC — Coach certifié en PNL et en hypnose. Président | Groupe Trigone
Claude Riverin est un consultant de plus de 40 ans d’expérience reconnu pour sa connaissance approfondie de la gestion d’une entreprise. Partenaire stratégique de ses clients, il a développé une expertise en planification stratégique de même qu’en développement de plans de croissance et de continuité (processus de relève). Également coach professionnel certifié cumulant plus de 2 200 heures de coaching et maître-praticien en programmation neurolinguistique, il est un formateur polyvalent ayant été un réel agent de changement pour de nombreuses organisations. Groupe Trigone : groupetrigone.com
Groupe Trigone
L’entreprise dirigée par Claude Riverin regroupe des dizaines d’experts, notamment en management stratégique et en ressources humaines. Groupe Trigone offre des formations à distance ou en présentiel, destinées aux dirigeants d’entreprises. Voici son adresse : groupetrigone.com