
Eric Bourget et la gamification
Eric Bourget, fondateur et président de l’agence innovative montréalaise HalfSerious, a compris il y a longtemps que les mécanismes du jeu peuvent s’intégrer à tout, sans même que l’on s’en rende compte. Vous négociez ? Vous jouez. Vous cherchez ? Vous jouez. Vous ne jouez plus ? On vous a joués. Le jeu est un outil, un moyen, une langue universelle. Une arme de construction massive extraordinairement efficace quand on sait s’en servir pour influer sur des comportements et des décisions. Depuis une dizaine d’années, la gamification est partout, tant dans les sphères du travail, des produits et des services qu’en marketing.
Il y a un peu plus d’un an, lorsque l’agence HalfSerious a développé l’application LoanMagic pour DocMagic, une firme de Los Angeles, le mandat de l’équipe d’Eric Bourget était de résoudre un problème pour une institution financière. À la base, cette banque cherchait un moyen d’assurer le suivi, sans complications, de tout le processus entourant le financement hypothécaire auprès de ses clients. Comme on le sait, contracter une hypothèque ne se fait pas en un claquement de doigts. De quelle manière pouvait-elle modifier le comportement de ses clients et s’assurer qu’ils signent et retournent rapidement l’ensemble des documents nécessaires à la conclusion de la transaction ? Surtout, était-il possible de faciliter le processus et de faire en sorte que les emprunteurs se sentent vraiment pris en charge par la banque, en toute sécurité et confidentialité ?
Dans le contexte actuel, alors que la cybersécurité est omniprésente dans les conversations et les médias, ces critères étaient, et sont toujours, essentiels.
Une analyse de comportements
Eric Bourget a bien noté, lorsqu’on lui a exposé la problématique de départ qui a donné naissance à l’application LoanMagic, que les conseillers en finances personnelles, interlocuteurs des clients de la banque en matière de prêts hypothécaires, recevaient beaucoup d’appels ou de courriels d’emprunteurs qui voulaient simplement savoir où la banque en était avec leur demande de financement. Les réponses, invariablement, étaient liées aux étapes : celles franchies et celles à franchir.
Le suivi était lourd et improductif, en plus de créer un certain stress de part et d’autre. Eric Bourget a donc proposé une application ludique qui s’inspire, dit-il, du retraceur (« pizza tracker ») de la chaîne de restauration rapide Domino’s. Cette application tient le client informé de l’état de sa commande, depuis le moment où elle est préparée jusqu’à ce qu’elle quitte le restaurant pour être livrée. En fait, le retraceur de Domino’s applique l’approche ludique dans la relation avec les clients : « Étant donné que le client a la possibilité d’observer la progression, ça devient un jeu. Suivre sa pizza au fur et à mesure qu’elle prend forme et qu’elle prend vie avant d’arriver chez lui fait en sorte que le client n’appelle pas le restaurant toutes les dix minutes pour savoir si sa commande sera livrée bientôt. »
Le même principe du suivi a été appliqué pour la conception de l’application LoanMagic de HalfSerious. Chaque fois que le prêt franchit une étape, le client reçoit une notification sur son téléphone. Au message est associé un dessin humoristique (laveuse-sécheuse, flamant rose sur le gazon…), ce qui rend l’expérience amusante tout en répondant précisément au besoin du client. En fait, chaque notification correspond à une étape franchie : l’emprunt hypothécaire sera bientôt réalisé. « Le plus important, nous dit Eric Bourget, c’est que le client sente qu’il y a une vraie progression de son dossier. On ne le néglige pas. » Il faut aussi savoir que ce n’est pas passif. Lorsqu’une action est demandée au client — signer un document, par exemple —, il peut le faire directement avec son application, sans devoir se déplacer ou manipuler du papier.
Selon lui, tout service ou produit qui ne peut être livré rapidement et qui comporte plusieurs étapes tire un grand avantage d’une approche ludique comme celle qu’il a appliquée dans la conception de LoanMagic. De plus, chaque étape, plutôt que d’être un contretemps, est valorisée par l’application. Dans le cas de la pizza de Domino’s, pour reprendre cet exemple, le client prend conscience qu’une personne a pris le temps de la préparer et de la mettre au four, qu’une autre l’a déposée dans une boîte et qu’une troisième l’a prise pour la livrer. Il en va de même pour l’institution financière et le prêt hypothécaire avec LoanMagic : « La maison n’est pas un objet qu’on livre, le client ne la voit pas s’approcher de lui. Mais il sait, en suivant les étapes du processus avec son application, que des personnes s’occupent vraiment de sa demande d’emprunt. »
Facile ou difficile ?
Tout le monde joue, mais réussir à transposer adéquatement la mécanique du jeu dans des sphères autres que celles du jeu et du loisir n’est pas facile. « D’après moi, nous dit Eric Bourget, la chose la plus difficile à réaliser, en gamification, c’est le ton. À partir du moment où l’on détonne, ou que l’aspect ludique prend trop de place, on perd le monde. Les gens pensent alors qu’il y a quelque chose de louche dans l’application. Ils s’en méfient. Acheter une maison, après tout, n’est pas un jeu ! »
Lorsque nous lui demandons de définir une gamification réussie, il nous répond : « Le secret, c’est de créer un jeu qui n’a pas l’air d’être un jeu. On ne doit jamais perdre de vue que le jeu n’est pas l’objectif en soi, mais le moyen d’arriver à des résultats précis. » Et parfois, les résultats dépassent les attentes : « L’une des choses que nous n’avions pas vu venir, mais qui a fini par être un énorme avantage, c’est la facilité de répondre à une demande d’audit. Aux États-Unis, des représentants de plusieurs instances gouvernementales peuvent se présenter à la banque et lui demander de leur fournir, par exemple, toutes les communications et tous les documents qui ont été échangés entre elle et son client en ce qui a trait à l’hypothèque. Traditionnellement, retracer toutes les conversations téléphoniques ainsi que les courriels et documents était une tâche fastidieuse et coûteuse. Mais avec LoanMagic, tous ces documents sont accessibles en deux clics. »
La culture de la ludification
Les agences comme celle d’Eric Bourget réalisent des projets de type skunkworks, un terme dont on trouve la définition suivante sur Wikipédia : « Un projet développé par un groupe relativement petit et faiblement structuré de personnes qui recherchent et développent un projet principalement dans un souci d’innovation radicale. »
En d’autres mots, il s’agit d’adopter une approche originale, orientée par le jeu, pour faire avancer des projets très rapidement. Le terme anglais gamification, qu’on emploie plus souvent que ludification en français, décrit plutôt bien ce type d’approche.
Pour trouver une solution out-of-the-box afin de régler un problème à l’interne, les entreprises font souvent appel à des agences parce que les membres de l’équipe en place chez le client sont souvent incapables de fournir la solution. Ils n’ont pas la distance qu’exige la création d’une solution originale. De plus, ils n’ont pas toujours le temps. Or, le temps est une ressource essentielle de la création.
Pour Eric Bourget, la gamification n’est qu’un autre outil dans l’arsenal de moyens qui existent pour influencer le comportement de l’usager : « On commence par se demander c’est “pour qui” et “ce que nous voulons qu’il fasse”. Dans le cas de LoanMagic, le “qui”, c’est l’emprunteur qui vient de signer une demande de prêt hypothécaire. Et l’autre volet, “ce qu’on veut qu’il fasse”, c’est qu’il évite de communiquer de manière répétée avec son conseiller à la banque tout en étant informé en temps réel sur l’état de sa demande, et qu’il puisse fournir des documents à l’intérieur d’une période de vingt-quatre heures s’ils sont requis. Nos stratégies de design s’appuient sur ces deux questions. »
La qualité de l’expérience usager
Aujourd’hui, on trouve tout dans le téléphone qu’on sort de sa poche : courriels, messagerie, réseaux sociaux, photos, journaux… Rien n’oblige quiconque à rester sur une page web ou à cliquer sur des liens suggérés sur Facebook ou Instagram.
Tout ce qui est ennuyeux est condamné à disparaître. Et comme le temps est une denrée précieuse — choisir une minute ici, c’est renoncer à une minute là —, les gens comme Eric Bourget ont continuellement en tête ce mot d’ordre : ce qu’ils créent doit captiver et donner des résultats. Si l’application qu’ils ont imaginée réussit à faire faire à l’usager ce qu’ils voulaient qu’il fasse, c’est un succès. Sinon, c’est un échec. Rien entre les deux.
La difficulté des applications les plus simples, c’est souvent le travail complexe qui a dû être accompli au préalable pour les réaliser. Or, cette simplicité, ajoutée au plaisir de les utiliser, est essentielle, selon lui : « Les gens sont aujourd’hui habitués à une certaine qualité de l’expérience de l’usager. Ce n’est donc pas vrai qu’une application conçue pour une entreprise dite sérieuse a le droit d’être “platte”. »
Qui est Eric Bourget ?

Eric Bourget est président de HalfSerious, une agence qui se spécialise en accélération de projets d’innovation « Software-as-a-Service » grâce à son équipe intégrée de stratèges, de concepteurs et de programmeurs.
LoanMagic : http://bit.ly/loanmagic
C’est ludique ? Difficile d’y résister !
La gamification — ou ludification, mais si la tendance se maintient, le terme anglais sera francisé — est employée aujourd’hui en marketing, en éducation, et même en recherche archéologique. En effet, le projet GlobalXplorer* invite la planète entière à contribuer à la découverte de sites archéologiques du Pérou en fournissant des images satellites. Ainsi, des milliers de volontaires participent, comme une chasse au trésor, à la recherche et à la protection de l’héritage de l’humanité. La méthode est simple : le site web montre une image à l’internaute. S’il repère des traces de pillage, il clique sur le bouton « Looting ». Sinon, il clique sur « No looting ». Et comme c’est un « jeu » en ligne, l’utilisateur a sa page de profil. Il commence avec le rang de « vagabond », et au fur et à mesure qu’il traite des images. Après 500, il devient « éclaireur », puis « aventurier ». Et ainsi de suite. Décidément, Indiana Jones a fait des petits.
Jusqu’à présent, les techniques de Sarah Parcak ont permis de localiser 17 pyramides potentielles, en plus des 3 100 établissements oubliés et de 1 000 tombes perdues potentielles en Égypte. Elle a également fait d’importantes découvertes dans le monde viking et l’Empire romain. Et elle espère en découvrir beaucoup plus. Ce n’est que le début. Sans l’appel à l’instinct ludique des participants, aurait-elle eu autant de succès dans ses recherches ?
Pour en savoir plus :
Visitez le site web de GlobalXplorer (globalxplorer.org) ou regardez la conférence Ted de sa fondatrice, Sarah Parcak (http://bit.ly/ted_sarah_parcak_peru).