Édition #69

Mars 2025

François Pratte

Valérie et Sylvia Gilbert, toutes deux ingénieures industrielles, sont des architectes d’affaires qui travaillent beaucoup avec des villes, le secteur bancaire et des organisations complexes. Les deux principaux volets de leurs services sont la consultation et la formation. Nous les avons rencontrées lors d’un tour de table virtuel qui réunissait également Karine Oscarson, Maritchou Plamondon et François Pratte.

Valérie et Sylvia Gilbert

La tendance organisationnelle à la centralisation de même que l’accélération de la transformation numérique encouragent les membres de l’ADGC à œuvrer et à participer activement à l’évolution de Desjardins. Il convient toutefois de constater que le processus amène parfois la perte de repères. Ils se demandent, par exemple : quels sont les ingrédients nécessaires à la réussite d’un processus de centralisation ? Quels en sont les angles morts ? Quelle est la place de l’humain dans un tel processus ? Est-il possible de centraliser avec succès certains volets de l’organisation tout en maintenant la proximité avec sa clientèle interne ou externe ?

Décentraliser ou centraliser ?

Il y a un an environ, Valérie et Sylvia Gilbert ont publié un texte qui nous a interpellés sur les questions liées à la centralisation et à la décentralisation. Sylvia nous explique les circonstances qui l’ont amenée à le rédiger : « Maintes organisations souhaitent actuellement évaluer les impacts liés à l’une ou l’autre des approches. L’objectif de cet article n’était donc pas de démoniser l’un ou l’autre, mais bien de mettre en lumière les angles morts de chacune, tout n’étant pas blanc ou noir. »

En publiant ce texte, elles voulaient faire ressortir que les décisions des organisations ne devaient pas être prises uniquement sur les tendances du moment proposées par les experts. « Il y a huit ou dix ans, nous dit Sylvia, les experts disaient qu’il fallait décentraliser parce que la centralisation faisait perdre aux entreprises toute la relation avec leurs clients internes. Elles n’avaient plus la proximité avec eux. » Alors des entreprises se sont mises à décentraliser certains services internes.

Elle explique qu’en recommandant la centralisation dans le cas précis dont elle nous parle, elle était consciente que les gens à l’interne perdraient leurs repères : « Quand on centralise, on enlève des ressources de certains services et on les rassemble. On regagne alors la spécialité et on fait des économies d’échelle en plus d’établir la standardisation et l’uniformisation. Par contre, on perd la spécificité du client de l’interne et la notion de réalité régionale. »

Enjeux

Pour illustrer les enjeux liés à la centralisation, elles donnent l’exemple d’une grande organisation comme une ville qui a fait appel à leurs services de consultation. Dans les faits, une ville est une entité constituée de plusieurs petites « entreprises » qui comprennent, par exemple, les travaux publics, l’ingénierie, l’urbanisme ou les loisirs. Leurs besoins ne sont pas les mêmes.

En retirant à chacun de ses clients internes la responsabilité des finances afin de créer un service centralisé pour les desservir, la ville créait un sentiment de perte de contrôle ou de repères.

Devait-on conclure que la centralisation — ou le retour à la centralisation dans l’exemple que les associées ont donné — est une mauvaise chose ? Non, puisqu’elles considèrent que les avantages qui y sont liés sont nombreux. Ça se défend. À condition, bien entendu, de bien le faire, et pour les bonnes raisons, en tenant compte de ses impacts sur les personnes directement concernées.

En d’autres mots, une transformation importante comme la centralisation — ou la décentralisation, dans certains cas — doit mobiliser plutôt que démobiliser. Stimuler plutôt que décourager. Chose certaine, ce n’est pas « tout blanc » ou « tout noir ». Selon Valérie, il y a toute une gradation de gris entre ce que l’on gagne et ce que l’on perd avec la centralisation. Comment trouver l’équilibre, alors ? Comment centraliser sans perdre les avantages de la gestion locale ?

Pour répondre à cette question, Valérie se réfère à une grande entreprise du Québec qui a fait appel à leurs services dans le cadre d’un projet de centralisation de toutes ses ressources humaines. L’opération s’annonçait complexe. Pour y arriver avec succès, elles ont suggéré de créer des partenaires ; la responsabilité de chacun était de connaître à fond les particularités du secteur qui lui était confié. Ces partenaires étaient donc amenés, de temps à autre, à passer une journée dans leurs secteurs respectifs afin de bien saisir les besoins des personnes sur le terrain. « Nous appelons ça : bien connaître la voix du client interne », nous dit Valérie. Et elle ajoute : « Malheureusement, la seule chose que certaines entreprises voient dans la centralisation, c’est une coupure dans les dépenses. C’est pourtant une opportunité de créer de nouveaux types de postes, comme celui de partenaires d’affaires avec les différentes divisions. »

Dans cette perspective, l’évolution n’entraîne pas des pertes, mais une transformation.

Quelle est la mission première de l’organisation ?

Certaines entreprises produisent des biens, d’autres offrent des services. Ces éléments sont au cœur de leurs missions. Chaque fois que l’une d’elles mandate Mindcore pour étudier la possibilité de revoir leur organisation, Valérie et Gilbert posent donc la question suivante : quelle est la raison d’être de votre entreprise ? C’est ce qui déterminera la pertinence de centraliser ou de décentraliser les services à l’interne.

« Plus je suis dans le cœur, dit Sylvia, plus je suis dans ce que j’offre aux clients, aux membres ou aux citoyens. Je préfère alors que l’entreprise garde une proximité avec sa clientèle. Je lui propose de créer des microéquipes ou des bureaux régionaux à qui elle donnera plus de latitude et d’autonomie. Par contre, pour les processus de soutien, je recommanderai probablement une centralisation, parce que la standardisation permet d’offrir un service uniforme et les meilleures pratiques de l’industrie. »

Si nous comprenons bien, l’un des ingrédients du succès, pour une organisation, est de ne jamais perdre de vue sa mission première.

Deux organisations similaires, deux réalités.

Valérie nous présente deux cas fictifs afin de nous faire comprendre toute la complexité entourant la centralisation. Son client imaginaire est une grande organisation (appelons-la « A ») vouée à l’investissement dans les entreprises. Bien entendu, cette organisation compte, au sein de son personnel, de nombreux analystes.

Chez son autre client imaginaire, qu’elle appelle « B », on vient de centraliser tous les analystes d’affaires dont le travail est de préparer des dossiers de financement avant de les transférer au Service du crédit. Ce groupe d’analystes, réparti sur un très vaste territoire de milliers de kilomètres d’est en ouest, est désormais confronté à deux enjeux : particularités régionales et fuseaux horaires. Des analystes d’une province sont amenés à étudier les demandes d’une autre province dont les marchés sont fort différents. De plus, le décalage horaire met en exergue la difficulté d’échanger selon les horaires de travail établis des parties. « Pour que les gens adhèrent au nouveau processus, nous dit Valérie, il doit y avoir de la cohérence. C’est la base de la gestion du changement. »

Armée de ses observations chez « B », Valérie peut faire des recommandations très utiles à « A », lui évitant diverses embûches. Elle insiste notamment sur le fait que la proximité est un élément fondamental de la mission organisationnelle. Non seulement ne doit-on pas la négliger, mais il est nécessaire de la mettre au sommet des priorités dans une organisation dont la raison d’être — le cœur — est d’investir dans des entreprises ancrées dans leurs milieux.

Leçons à tirer

Bien que la centralisation puisse favoriser un renforcement des compétences et permettre une économie d’échelle ainsi qu’une uniformisation des façons de faire, elle peut également faire perdre la proximité avec le client. Par ricochet, elle peut donc affaiblir, au sein du personnel, le sentiment d’appartenance à leurs entités respectives en les concentrant dans leurs unités.

Afin de tirer le meilleur de la centralisation tout en préservant la proximité si essentielle au succès de l’organisation, Valérie propose des compromis organisationnels qui fonctionnent très bien : « On centralise, mais dans de petits bureaux régionaux. Là, tous se connaissent par leurs noms et peuvent se consulter au besoin ».

Ainsi, l’on peut atténuer certaines des plus grandes craintes manifestées par les employés consultés, soit celle de perdre la relation de proximité avec le terrain, avec le client, avec l’humain, et celle de pouvoir se parler de manière informelle, qui permet de mieux comprendre les dossiers et de mieux saisir la réalité vécue par les collègues et les clients.

La solution parfaite n’existe pas.

Y a-t-il une réponse toute faite, définitive et passe-partout à la question de la centralisation ou de la décentralisation ? Non, répondent clairement les fondatrices de Service-conseil Mindcore. Elles conseillent seulement aux organisations de tenir compte de tous les facteurs avant d’aller de l’avant avec une transformation importante, et surtout, de ne jamais oublier leur mission, leur raison d’être, et de s’assurer que chaque membre de leur personnel se sente bien, engagé directement auprès des clients, de concert avec ses collègues.

Strates

Voici les trois grandes strates des organisations, selon Valérie et Sylvia Gilbert :

Gouvernance : planification, organisation, gestion de projets d’ensemble, alignements stratégiques, mission, etc.

Cœur : la raison d’être de l’entreprise : ses services, ses produits.

Soutien : gestion des ressources humaines, gestion des finances, services juridiques, amélioration continue, technologies, etc.

Ces couches, bien que distinctes et qui comprennent divers processus, sont complémentaires et essentielles au fonctionnement de toute entreprise. La tête (la gouvernance) et le cœur (la raison d’être) ont besoin des organes (les services internes) pour fonctionner.

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Qui sont Valérie et Sylvia Gilbert ?

Valérie Gilbert, ing. MBA

PDG, Conseillère stratégique Lean Six Sigma Black Belt certifié de ASQ, Architecte d’affaire BPTrends Associate et Membre de l’Ordre des ingénieurs du Québec

Valérie Gilbert est ingénieure industrielle graduée de l’Université du Québec à Trois-Rivières et récipiendaire du prix de la Société canadienne du génie industriel. Elle détient également une maîtrise en administration des affaires, spécialisée en financement des entreprises. Elle œuvre comme conseillère auprès de diverses organisations depuis plus de 20 ans.

Sylvia Gilbert, ing. MBB

Membre de l’Ordre des ingénieurs du Québec, certifiée Black Belt Lean Six Sigma de ASQ (American Society Quality) et Master Black Belt de l’Ohio State University et Architecte d’affaire BPTrends Associate.

Sylvia Gilbert est ingénieure industrielle graduée de l’Université du Québec à Trois-Rivières (UQTR) et la seule Canadienne (homme ou femme) à avoir remporté le concours international de l’Institute of Industrial Engineers avec son projet de fin d’études. Récipiendaire de plusieurs prix de l’industrie (Compétition canadienne et québécoise d’ingénierie et Société canadienne de génie industriel). Elle est certifiée Master Black Belt de Ohio State University. Elle a travaillé au sein d’organisations internationales en œuvrant à l’amélioration de leur productivité.

Service-conseil Mindcore

Valérie et Sylvia Gilbert sont les cofondatrices de Service-conseil Mindcore, dont la mission est la mise en place de bonnes pratiques de gestion auprès des grands donneurs d’ordres du Québec. Voici son adresse : https://mindcore-conseil.com/

À lire dans Les affaires : Centraliser ou ne pas centraliser, telle est la question.

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